Pourquoi se gêner? Ces dernières années, plusieurs entreprises ont obtenu auprès de grandes banques américaines, britanniques et canadiennes des centaines de milliards de dollars de «prêts liés au développement durable» («Sustainability Linked Loan», ou SLL), qui permettent de bénéficier de taux réduits. Sauf que cet argent a servi à financer des projets polluants, dévoile le média américain d'investigation sur les questions de santé The Examination, dans une enquête en partenariat avec les quotidiens Toronto Star et Mississippi Today, respectivement canadien et américain.
«Ces “prêts liés au développement durable” n'exigent pas la même responsabilité [que les autres prêts “verts”], explique le média. Les entreprises ne sont pas obligées de dépenser l'argent pour atteindre leurs objectifs de développement durable, et ni elles ni les banques ne sont obligées de divulguer les taux d'intérêt, les critères de réussite ou les pénalités en cas de non-respect des objectifs.» 286 milliards de dollars de prêts –soit environ un prêt SLL sur cinq– ont ainsi été accordés à des projets destructeurs pour l'environnement, notamment liés aux énergies fossiles, à l'extraction minière et à la déforestation. Selon Korii, «L'entreprise britannique Drax a obtenu une série de licences SLL liées à la production d'énergie plus propre en passant de la combustion de combustibles fossiles à la combustion de granulés de bois, même si les chercheurs affirment qu'un tel changement est pire pour le climat, poursuit The Examination. Drax prévoit d'étendre ses opérations de centrales à biomasse à travers les États-Unis.» Drax a obtenu en 2020 un premier prêt SLL de 369 millions de dollars, notamment auprès de JPMorgan Chase, Barclays et Bank of America. Le prêt était lié à la réduction de «l'intensité carbone» de Drax, non pas la réduction de ses émissions totales, et la façon de diminuer cette «intensité carbone» n'était pas précisée dans les documents détaillant les conditions d'attribution du prêt.
«L'intensité mesure l'efficacité par unité plutôt que les émissions totales, explique le média. Dans plusieurs cas, les propres documents des entreprises montrent que leurs émissions globales ont augmenté de manière substantielle alors qu'elles ont reçu des SLL liés à la décarbonation. […] En moyenne, les notes environnementales attribuées aux entreprises par des évaluateurs extérieurs ont diminué au cours des années suivant l'obtention des prêts.» Alors que Drax décrochait son premier SLL, elle écopait d'une amende de 2,5 millions de dollars en raison de la pollution générée par sa centrale biomasse de Gloster, dans le Mississipi –un record pour ce qui concerne les pénalités infligées en vertu de la loi sur l'air pur (Clean Air Act) de l'État sudiste. En juillet 2021, elle a reçu un autre SLL de 208 millions de dollars, notamment auprès de la Royal Bank of Canada. Par ailleurs, quarante entreprises exploitant des centrales à biomasse ont obtenu plus de 76 milliards de dollars en SLL entre 2018 et 2023.
Des prêts «verts» pour du pétrole
En novembre 2020, le canadien Enbridge a obtenu l'autorisation de remplacer et de doubler les capacités d'un oléoduc reliant des gisements de sable bitumineux –un pétrole non conventionnel particulièrement polluant à extraire– de la province canadienne de l'Alberta aux États-Unis. Avec à la clé 273 millions de tonnes de CO2 supplémentaires par an, soit l'équivalent de cinquante nouvelles centrales à charbon. Quelques mois plus tard, l'entreprise a obtenu un prêt SLL de 694 millions de dollars auprès de la Royal Bank of Canada, Barclays, JPMorgan et Citibank. Celui-ci devait permettre de réduire l'intensité de ses émissions de gaz à effet de serre (comme Drax) de 35% d'ici 2030 et augmenter la diversité en son sein. L'oléoduc, contesté par les populations autochtones en raison de son impact sur le climat et les ressources locales en eau, a été achevé en octobre 2021.
«Enbridge [se targue d'avoir réduit] de 37% l'intensité de ses émissions au cours des cinq dernières années, cingle The Examination. Non seulement l'objectif couvre l'intensité des émissions plutôt que les émissions réelles, mais il ne comprend que les émissions provenant des activités directes de l'entreprise, comme ses pipelines, et non celles provenant de la combustion du pétrole et du gaz que ces pipelines acheminent vers le marché.» Après l'obtention du prêt, les émissions indirectes d'Enbridge sont d'ailleurs passées de 50 à 55 millions de tonnes. De son côté, le géant pétrolier Shell a obtenu un SLL de 10 milliards de dollars en 2019 avant de rétropédaler sur ses engagements environnementaux. En 2023, la major anglo-néerlandaise a renoncé à diminuer ses investissements dans le pétrole au profit d'énergies propres. En 2024, elle a même abandonné son objectif de réduction de l'intensité des émissions pour 2035 en raison de «l'incertitude quant au rythme du changement dans la transition énergétique». Enfin, le conglomérat forestier indonésien Royal Golden Eagle (RGE) a obtenu plus de 3,25 milliards de dollars en prêts SLL, notamment auprès de Mitsubishi UFJ Financial Group. L'entreprise prône depuis 2015 le développement durable et le «zéro déforestation». Des affirmations contredites par l'ONG Rainforest Action Network, qui a épinglé les filiales de RGE Asian Agri et Apical, qui gèrent des plantations de palmiers à huile. «Une analyse de données satellitaires réalisée en août 2024 […] a révélé que la déforestation s'est poursuivie sur les propriétés appartenant à Asian Agri et aux fournisseurs d'Apical après que les entreprises ont reçu leurs SLL, et a même augmenté en 2023, dénonce le média. En novembre [2024], l'ONG a découvert qu'Apical faisait partie de plusieurs négociants en huile de palme qui s'approvisionnaient [auprès] de plantations illégales dans une réserve naturelle de Sumatra connue sous le nom de “capitale mondiale des orangs-outans”.» On ne peut décidément faire confiance à personne.